Paternité - Maternité à l'adolescence
L’exemple d’une communauté pauvre à Recife –Brésil
Véronique Durand
Ces réflexions sont le résultat d’une enquête réalisée entre 1996 et 1999 dans le quartier du Pina, de la ville de Recife, Etat de Pernambuco, Nord-Est du Brésil. Trente et une adolescentes âgées de 12 à 17 ans ont été interviewées et ont participé à des activités. La question centrale était de savoir si les grossesses dites précoces étaient un phénomène nouveau ou si elles se situaient dans le cadre de la reproduction sociale. Qui ces grossesses à l’adolescence dérangeaient-elles ? Pour qui étaient-elles un problème et pourquoi ? L’enquête auprès des garçon a eu lieu d’octobre 1998 à février 1999. Elle s’est imposée naturellement pour confirmer ou infirmer le discours des filles concernant le père de leurs enfants. Les approches sociales, économiques, culturelles, sanitaires, politiques et symboliques, toutes interdépendantes les unes des autres, ont été utilisées. Il est apparu que ces grossesses n’étaient pas des accidents mais correspondaient à un phénomène de reproduction sociale où la normalité passe par la maternité entre 14 et 16 ans. La grossesse est alors attendue, provoquée, chez les filles. Pour les garçons du même âge, elle n’est pas souhaitée, ils se considèrent trop jeunes et la responsabilité que représente un enfant leur fait peur. Cependant, ces jeunes mères n’ont pas un désir d’enfant mais un désir de grossesse. L’avenir de leur enfant, son éducation n’est pas leur préoccupation principale. Cette situation s’inscrit dans une logique de stratégie de survie et de reconnaissance sociale : dans les quartiers populaires, on n’abandonne pas une mère et son enfant. D’adolescentes, elles sont devenues femmes. Mots clés : adolescence, grossesse, sexualité, genre, famille, pauvreté . Présentation Cette recherche action a été réalisée dans le quartier du Pina, dans la ville de Recife, Etat de Pernambuco, Nord-Est du Brésil. Elle a eu lieu dans un espace urbain, pauvre, entre 1996 et 1999. Ce quartier est un lieu de vie et de travail qui compte environ 27 000 individus1. Il a été bâti dans l’estuaire d’un petit cours d’eau, construit dans ce qui était une mangrove, peuplé par des pêcheurs et des ouvriers du port de Recife qui ont transformé ce lieu d’eau et de vase en terrain habité. Puis une population pauvre vivant d’expédients dans le secteur informel (pêche, ramassage des déchets et pour quelques-uns trafics et prostitution) s’y est installée. Depuis les années 80, il s’est développé commercialement ; il est en effet lieu de passage obligatoire entre le centre-ville et les quartiers résidentiels. Nombreuses sont les femmes et les jeunes filles qui travaillent dans les quartiers sud de la ville comme employées domestiques, cuisinières, femmes de ménage, gardes d’enfants. On retrouve les hommes dans le bâtiment, gardiens de voiture, livreurs, manutentionnaires et bien souvent... chômeurs. Ce sont fréquemment les 1 Josué de Castro en 1993 lui attribue une population de 71 139 habitants. Ces chiffres ne paraissent pas réalistes, Selon le recensement officiel brésilien de 1991. Le document « diagnostic Pina » produit par le Centre d’autant plus que les frontières entre le Pina et Brasilia Teimosa ne sont pas très bien définies. 1
femmes qui ramènent un –maigre- salaire à la maison. Cette inversion des rôles masculin et féminin ne va pas sans attiser la violence dans les rapports de genre. A l’entrée du Pina, les maisons sont « en dur », simples, propres. Au fur et à mesure de l’approche de la zone intertidale, les rues deviennent des ruelles, puis des passerelles, les maisons plus petites, qu’elles soient de brique, de bois et/ou de bâches en plastique. Cet habitat a accès à l’eau potable et à l’électricité. De la rue principale partent les becos (ruelles) sombres et étroites qui amènent aux palafitas (maisons en bois sur pilotis). Ces ruelles ne sont devinées que par un œil averti. Elles s’élargissent au bout de quelques mètres et amènent à des habitations en bois qui entourent la zone inondable. C’est dans ces espaces, sortes de grandes cours, que la vie se déroule. Les mêmes scènes se répètent à chaque visite : les femmes lavent le linge, préparent les repas, les enfants de six-huit ans s’occupent des plus petits, les adolescentes se font les ongles et s’occupent des nourrissons ; les quelques hommes présents émergent des maisons, sans entrain alors que plusieurs radios hurlent des musiques chaloupées. Le contexte « Les relations changent »... « La famille se transforme »... « Les relations de genre évoluent » entendons nous dans la rue, au travail, à la télévision, à la radio, lors de rencontres universitaires. Existe-t-il, de fait de « nouvelles » interrelations sociales, de nouveaux groupes familiaux ou s’agit-il d’une impression de changement, liée au désir, à l’envie de changement ou à la perspective du XXIème siècle apportant avec lui peurs, inquiétudes, espoirs ? Dans le cadre de ces mutations familiales, sont apparus des questionnements concernant les grossesses adolescentes. L’instituto Materno Infantil de Pernambuco et l’Universidade Federal de Pernambuco ont publié un article en avril 19962 affirmant que le taux de naissance d’enfants de mères adolescentes au sein de cette première institution était passé de 25% en 1992 à 28% en 1996, une évolution somme toute, peu significative. Ce thème a alors été vivement débattu car porteur de moralité normalisatrice et aussi mobilisateur de bonnes volontés souvent gênées par ces grossesses précoces, dénoncées sous des prétextes de santé puisque l’on parlait de grossesse à risque. On accusait la télévision, porteuse d’influences négatives, manipulatrice et sans censure aucune, qui montre des scènes de sexe à tout moment, mais aussi la faiblesse de l’éducation dans certaines couches sociales, l’absence de pudeur de la part des jeunes et particulièrement chez les filles... Bref, il s’agissait d’autres époques, d’autres mœurs. Personne ne respectait plus rien, on ne contrôlait plus rien et la bonne moralité était mise à mal. Quelle est la problématique de la grossesse à l’adolescence: s’agit-il réellement d’un phénomène nouveau, de grossesse dite précoce ? Ou au contraire est-ce un phénomène de reproduction sociale ? Dans quelle mesure avoir un enfant à l’adolescence marquerait-il l’appartenance à une couche sociale ? Serait-ce alors le regard de la société qui se serait modifié ? Et si oui en quoi ? Dans quelle mesure les codes et valeurs interviennent-ils pour affirmer que telle réalité se situe dans le domaine du normal ou de l’alarmant dans le tissu social comme un tout ? En résumé, la grossesse à l’adolescence est-elle précoce et si oui pour qui ? 2 Jornal do Comercio du 27 avril 1996 2
La méthode A partir de janvier 1996, une recherche action a été mise en place dans cette communauté du Pina, auprès de trente et une adolescentes âgées de 12 à 18 ans, enceintes ou ayant récemment accouché. Recherche qualitative et quantitative puisque nous souhaitions répondre conjointement aux demandes du « Réseau Pina », tourné vers le thème de la famille et au projet de crèche de l’association des Amis de Sœur Emmanuelle (ASMAE). Les adolescentes ont répondu à un questionnaire sur la famille, l’école, l’habitation et les conditions de vie (eau, égout, type de construction), les revenus, la sexualité, la nouvelle famille qui s’était ou qui allait se construire, les relations avec le compagnon ainsi que les données concernant la première grossesse de leur mère de façon à évaluer la question de la reproduction sociale. De nombreuses questions étaient ouvertes. Chaque situation étant unique, les jeunes mères pouvaient nous raconter leur histoire de vie, y revenir ou au contraire, lors de moments difficiles, refuser d’en parler. Je me suis appuyée dans tous les cas sur l’observation participante et les histoires de vie qui ont été écrites au cours des deux années d’interaction entre les jeunes mères, les divers intervenants et moi-même. Des activités ont ensuite été proposées à ces adolescentes tout au long de l’année 1997 puis à compter de février 1998 jusqu’à fin 1999. Les jeunes filles ont nommé le projet « Roses du Pina ». L’observation participante et la dynamique de groupe y étaient essentielles. Pendant plus de deux ans, ces jeunes mères ont été associées à des activités physiques, parallèlement à des activités de formation et de soutien. La formation avait lieu tous les soirs de 19 à 21 heures. Le lundi, nous organisions des réunions afin d’essayer de cerner leurs priorités, leurs urgences et de leur proposer une formation adaptée à leurs possibilités, ainsi qu’à leurs aspirations, sans perdre de vue que ce qu’elles souhaitaient avant tout c’était « un peu d’argent immédiatement ». D’autres Organisations Non Gouvernementales telles que PAPAI (Projet d’Appui aux Pères Jeunes et Adolescents), le CAIS do Parto (qui travaille sur l’accouchement), GESTOS (qui intervient auprès des adolescents sur la prévention sida) et le Coletivo Mulher Vida (collectif dont l’activité de départ était de lutter contre touts types de violences subies par les femmes et qui a élargi ses activités en travaillant avec les enfants des rues, avec les mères adolescentes, entre autres projets) sont intervenues. Chacune a apporté sa contribution en fonction de sa spécialité. Ma relation avec ces jeunes mères passait par des échanges et le dialogue. Nous commencions par une séance de yoga, suivie d’une relaxation et surtout de l’écoute de ce qu’elles avaient à dire entre questionnements, angoisse, désespoir, peur, bonheur, doutes, haine... Mon regard d’adulte, européenne, m’a amenée dans un premier temps à poser l’hypothèse qu’elles ne désiraient pas être enceintes à cette période de leur vie. J’ai rapidement compris en les écoutant, en vivant avec elles, qu’elles répondaient à une logique de leur communauté, à des valeurs qui les faisaient « jeune fille à 11 ans, femme à 12 ans et mère à 13, 14 ou 15 ans ». Le regard qu’elles portaient sur les garçons était de méfiance, de rancune, d’absence d’intimité. J’ai souhaité entendre ceux-ci , écouter leur version de la masculinité, de la paternité, de la famille, leur appréhension des filles et du féminin. 3
L’enquête auprès des garçons a eu lieu entre novembre 1998 et février 1999. Vingt-six garçons de 12 à 18 ans ont répondu à des entretiens. J’en connaissais bon nombre d’entre eux qui avaient intégré le projet « Criança Urgente »3. Ils ont tous accepté de répondre. Ces instruments de recherche m’ont amenée à appréhender la réalité de ces jeunes, à partir de leur lieu de vie, de l’habitat, des habitudes et des comportements. Résultats : cherche d’identité ? Ils vivent dans et du mangue c’est à dire que la maré les nourrit de ses crevettes et de ses crabes et que cette donnée est fondamentale car les jours de pêche, les petits garçons et petites filles ne vont pas à l’école et ne fréquentent pas le projet « criança urgente » : la communauté a besoin d’eux. Lors des sécheresses, l’eau douce manque jusqu’à huit jours et l’on n’a qu’une journée pour faire ses réserves. Ces observations m’ont aidée à comprendre le fonctionnement de la communauté, ses règles, ses codes et ses espoirs, de même que son désespoir et sa fatalité. De plus, ce quartier est connu comme boca de fumo où la drogue fait partie du quotidien. Le travail Pour les jeunes filles travailler signifie entrer dans une maison de famille dans le quartier classe moyenne voisin Boa Viagem ou dans un restaurant de ce même quartier tourné vers le tourisme. Cela signifie aussi gagner un salaire minimum mensuel (de l’ordre de 90 Euros par mois), ou moins, sans horaires définis et sans être déclaré(e). Pour quelques unes, la prostitution apparaît comme une possibilité pour entretenir la famille. Elles sont vendeuses, font la manucure, gardent des enfants. Certaines vont jusqu’à laisser leur enfant chez un membre de la famille pour travailler dans une maison de famille et ne reviennent que le dimanche ou tous les quinze jours. Les garçons tendent à travailler comme aide maçon, gardien de nuit, vigile, à charger et décharger des camions, voire à garder les voitures. En général, leurs activités relèvent du secteur informel ; elles sont ponctuelles et ne permettent pas de subvenir aux besoins d’une famille, qu’elle soit composée de l’homme, de sa compagne et des enfants ou qu’il s’agisse d’une famille élargie, où se regroupent d’autres éléments de la famille d’origine. Ces activités ne durent pas soit parce que le/la jeune estime qu’il/elle est exploitée soit parce que le patron décide de ne pas les garder. Les Roses du Pina Petite fille, femme, femme-enfant, enfant, adolescente, jeune-fille, mère... les adolescentes du Pina sont comme les adolescentes du monde entier : elles veulent rire, jouer, s’amuser, danser, séduire. Elles n’envisagent pas de travailler réellement. Elles pensent et disent qu’il n’y a pas de travail pour elles. Elles croient surtout, fondamentalement, que quelqu’un, un homme, doit les prendre en charge, doit subvenir à leurs besoins, répondre à leurs besoins. La majorité dit ne pas vouloir « travailler chez les autres ». Elles n’ont pas de formation professionnelle qui leur 3 Le projet « Criança Urgente », installé depuis 1990 au cœur du quartier du Pina accueille 160 enfants mineurs de 12 à 18 ans. Il existait alors divers ateliers : couture, cuisine, manucure, mécanique, poterie, danse, yoga... Deux représentantes de la Congrégation des Medianeiras da Paz géraient le projet avec des quatre animateurs et quatre autres sœurs pour l’intendance. 4
permette d’affronter le monde du travail. Elles se sont pratiquement arrêtées d’étudier au primaire. L’éducation domestique est inexistante. Un élément important pour trouver un emploi réside dans la présentation, dans la façon de se vêtir, de se comporter. Tout indique qu’elles n’ont reçu aucune éducation de base. Elles portent sur elles les stigmates de la pauvreté, stigmates qui vont au delà de la pauvreté financière et matérielle pour se révéler dans toute la vulnérabilité et la cruauté dans la réalité intellectuelle et symbolique : elles «ne parlent pas comme il faut », ne savent pas répondre au téléphone ni s’adresser aimablement à quelqu’un... Elles affichent des traits, physiques ou non qui les définissent comme appartenant à une couche sociale déterminée ; elles mêmes se définissent comme pauvres, leur identité passant avant tout par les revenus (ou l’absence de revenus). Ces jeunes ont intégré le monde de la pauvreté, depuis leur naissance et reproduisent leurs codes et valeurs dans le quotidien, dans leur manière de « mener leur vie ». Oscar Lewis4 présente la culture de la pauvreté comme une constante en Amérique Latine. Il définit les familles pauvres à partir de certaines caractéristiques : l’alcoolisme, la violence, l’abandon relativement fréquent de la famille par l’homme, la tendance au matriarcat. L’immédiatisme, la résignation, l’idée de croire à la supériorité masculine qui amène le machisme et ses conséquences, le complexe de victime de la femme et l’initiation sexuelle précoce se répètent et mettent l’accent sur des traits culturels et des mentalités enracinés dans des règles du jeu et des comportements ancestraux. Ici, l’identité sociale ne passe pas par le fait d’appartenir à une classe sociale. Ces jeunes ne revendiquent pas de lutte de classe. Ils ne se positionnent pas en tant que travailleurs, ils se définissent comme pauvres. Etre pauvre est un constat, un état, considéré comme immuable. Les pauvres d’aujourd’hui ont une longue histoire collective de 500 ans. Le poids de l’histoire et de la mémoire ne peuvent changer en une seule génération. Ils ne participent pas aux mouvements politiques du pays parce que « ça ne sert à rien »... « rien ne va changer »... « personne ne nous écoute, tout le monde s’en fiche »... Les actions qui ont lieu dans les quartiers sont généralement menées par les femmes dans le cadre de revendications concernant les enfants, les crèches, la violence, l’école, l’eau, les transports, c’est à dire des demandes ponctuelles. Lorsqu’elles ont obtenu un minimum, les actions cessent. Ces jeunes ne comprennent pas notre inquiétude vis-à-vis d’elles, par rapport à la santé, à l’enfant qui va naître ou qui est déjà là et qui ne vit pas dans de bonnes conditions d’hygiène, d’alimentation, de qualité de vie ... « Ma mère m’a élevée comme ça, à la va comme je te pousse »... « Pourquoi pas moi ? » ... « Je m’en suis bien sortie »... Elles se sentent et sont totalement dans la normalité, étant donné le cadre de référence dans lequel elles ont grandi. Elles remplissent le rôle sexuel et social que le groupe auquel elles appartiennent attend d’elles, c’est à dire être enceinte, devenir mère. L’observation participante a été déterminante pour comprendre les relations familiales, les interpellations entre elles et leurs partenaires. Les activités avec le corps ont montré combien ce dernier était important et à quel point elles le maltraitaient. Le corps n’est pas perçu par les jeunes filles comme un instrument de plaisir pour elles mais comme un instrument de séduction pour l’autre ; il sert à conquérir l’homme mais ce n’est pas pour elles qu’elles s’en occupent, ce n’est pas pour se faire plaisir, c’est pour lui faire plaisir à lui. Elles le mettent au service de l’homme qui finit par en devenir le maître. Cette perception est si forte que 4 Lewis Oscar, Os filhos de Sanchez, Moraes Editores, Coleçao Mundo Imediato, Lisboa, 1979 5
lorsqu’elles arrivent aux 7ème ou 8ème mois de grossesse, elles se sentent en danger, se plaignent du compagnon, affirment qu’elles ne l’attirent plus, « qu’il a dû en rencontrer une autre ». Il n’a jamais été question de tendresse, de partage des moments de la grossesse. Il est devenu très vite évident que ces jeunes voulaient être enceintes, désiraient cette grossesse, qu’elle faisait partie des codes, des valeurs, des comportements du groupe social auquel elles appartenaient. Leur auto-estime demeure basse. Leur valorisation passe par le sexe et non pas par le fait d’être jeune, agréable, intéressante. Elles ne rêvent pas, ne se projettent pas dans le futur pour elles-mêmes. Les compagnons des mères adolescentes étaient, à l’époque de l’enquête de jeunes adultes. La plupart des adolescents n’étaient pas pères et ne souhaitaient pas le devenir. Il est possible, à partir des réponses des filles et des garçons d’analyser les relations de genre, à l’adolescence, dans une communauté pauvre. Ces trois concepts sont essentiels pour comprendre le phénomène de la grossesse à l’adolescence. Ces relations impliquent famille, amour, échange, respect des rôles, sexualité et survie économique. La rencontre de ces divers aspects nous amène à des données culturelles, à la mémoire collective du groupe, à sa mentalité et ses comportements. Les garçons Rares sont les garçons qui travaillent. Sur les vingt-six rencontrés, dix ne travaillent pas et n’ont jamais travaillé. Un n’a pas répondu et quinze ont eu au moins une expérience. Un a commencé à travailler dès 5 ans, à laver des voitures. Les autres ont commencé entre douze et quatorze ans. Aucun ne s’est plaint des difficultés à intégrer le marché du travail. Concernant les études, cinq ont cessé de fréquenter l’école alors que vingt et un continuent d’étudier. Ils croient, comme les filles de leurs âges qu’étudier n’est pas important. Alors qu’elles rêvent de « faire un bon mariage », ils rêvent de devenir un futur Ronaldinho. Au sein du groupe familial, définir qui est le chef de famille revient à dire qui travaille à l’extérieur et qui ramène l’argent à la maison. Il peut alors s’agir du père, d’un oncle, du frère aîné, de la sœur, de la grand-mère, de la mère... La hiérarchie familiale est donc revisitée en fonction du pouvoir économique, de la distribution des activités au sein de la maison, de l’âge et non plus seulement en fonction du genre. Aborder la question familiale a provoqué diverses réactions chez ces garçons. Quelques uns parlaient beaucoup, affirmant que leur famille était un exemple de bien-être, d’autres refusèrent de répondre. D’autres encore ont pu parler des violences domestiques. Aucun n’aborda l’absence du père et la présence d’un nouveau compagnon auprès de la mère. Quatre d’entre eux ont cependant expliqué qu’ils vivent avec leur grand-mère ou une autre personne de la famille parce que « ma mère a rencontré un autre homme »... « je ne m’entends pas avec mon beau-père ». Le nouveau compagnon de la mère est prioritaire vis à vis des enfants. Tous les travailleurs sociaux qui interviennent dans des communautés pauvres ont observé que lorsqu’un homme refuse de vivre avec les enfants de sa compagne, ceux-ci s’en vont. Ce phénomène est d’autant plus étonnant que l’on dit toujours que les enfants « appartiennent à la mère »5 . Pour tous, être père c’est avoir des responsabilités, c’est travailler pour subvenir aux besoins de la famille. C’est donner amour, tendresse, communiquer et dialoguer avec ses enfants. C’est aussi s’engager. Pour toutes ces raisons, probablement, ils ne veulent pas devenir pères à l’adolescence. Ils idéalisent la famille qu’ils vont construire, la femme qu’ils vont rencontrer, les relations qu’ils vont tisser avec leurs enfants. La représentation sociale qu’ils ont du 5 Woortmann K. A familia das mulheres, Biblioeteca Tempo Universitario/CNPq, Rio de Janeiro, 1987 6
concept de famille passe par ce modèle traditionnel qui ne fait pas et n’a jamais fait partie de leur quotidien. Afin de comprendre cette pensée, il est fondamental de remonter l’histoire de la famille brésilienne pauvre pour constater qu’elle n’a jamais reproduit le modèle nucléaire, image idéalisée, importée de l’Europe après la révolution industrielle et qui ne s’adressait qu’aux couches moyennes et hautes de la population brésilienne. Les fondements de la société du Nord-Est brésilien s’appuient sur la culture de la canne à sucre, sur l’esclavage qui a duré trois siècles à compter de 1550, qui s’est lui-même appuyé sur l’importation de trois millions et demi d’esclaves africains de diverses ethnies. De là sont nées les relations entre le maître et l’esclave qui ont défini les inégalités sociales qui se reproduisent de nos jours. L’abolition a un peu plus de cent ans, elle remonte à 1888 et les codes sociaux qui s’y rattachaient n’ont pas réellement changé. La société du Nord-Est brésilien s’est structurée, d’un point de vue économique, à partir de l’engenho – le moulin - et de la canne à sucre ; ce signifie, d’un point de vue sociologique, qu’elle s’est appuyée sur des relations maître-esclave, définissant ainsi des relations de pouvoir à partir des concepts de races, classes sociales et genres. Malgré les changements dans le vocabulaire, dans les terminologies, les codes demeurent et chaque groupe a intégré comment communiquer avec l’autre. Il a surtout appris à « savoir rester à sa place ». La citoyenneté n’est pas la même pour tous ; ou encore comme le souligne Roberto da Matta, la loi n’est pas la même pour tout le monde : « Il y aurait ainsi, dans ce sens, une réelle lutte entre des lois qui doivent valoir pour tout le monde et des relations qui, de façon évidente, ne peuvent fonctionner que pour ceux qui les possèdent. Le résultat est un système social divisé et même équilibré entre deux unités sociales de base : l’individu (le sujet des lois universelles qui modernisent la société) et la personne (le sujet des relations sociales, qui conduit au pôle traditionnel du système) »6. M. O. L. Da Silva Dias7 explique qu’au début du 19ème siècle, à Sao Paulo, l’urbanisation galopante multipliait les possibilités de commerce sans aucun contrôle fiscal et que seul le système de domination et de l’autorité paternaliste déjà installé permettait de mélanger les espaces du privé et du public en un processus de pouvoir et de violence et... de contourner la loi. C’est ainsi qu’a commencé à se tisser la toile des relations personnelles, du jeitinho. Le petit commerce et la prostitution étaient alors les deux aspects de la vie urbaine publique (tout au moins de celle considérée féminine). La prostitution était secondaire, occasionnelle et complémentaire aux activités de vendeuses de rue. Ces femmes étaient rejetées par la classe dominante car elles étaient déjà des mères célibataires et/ ou des concubines reconnues. Selon Heleieth Safioti8, « en 1872, les femmes représentaient 45,5 % de la force de travail effective de la nation (l’agriculture était alors très développée). 33 % de ce total féminin travaillaient dans le secteur domestique. En 1920, ce taux baisse à 15,3 % ce qui correspond au phénomène d’industrialisation »... 6 7 8 Matta Roberto Da, O que faz o Brasil, Brasil ? Ed. Rocco, Rio de Janeiro, 1989, pp. 95, 96, 97 Quotidiano e poder em Sao Paulo no século 19, Ediçao Brasiliense, Sao Paulo, 1984 A mulher na sociedade de classe : mito e realidade, ed. Livraria Quatro Artes, Sao Paulo, 1969, p.252 7
...«Ainsi, à l’époque de l’indépendance, 40% de la population adulte de Sao Paulo étaient des femmes seules, chefs de famille... Ce phénomène de femmes seules, chefs de famille, est étroitement lié à la structure coloniale. Elle apparaît comme un phénomène particulier à l’urbanisation comme un tout dans les colonies du Brésil9 ». « Les jeunes filles pauvres, sans dot, demeuraient célibataires ou tendaient à avoir des unions successives. Elles ne se fixaient pas avec un compagnon et, suite à une rupture, elles tentaient de nouveau l’expérience d’une vie à deux. Dans ces conditions, le nombre d’enfants illégitimes, dans la ville de Sao Paulo atteignait 40 % des naissances10 ». Ces comportements sont à rattacher directement aux attitudes des femmes au sein des couches populaires à la fin du 19ème siècle. Elles se rapprochaient des femmes noires qui avaient été réduite en esclavage et amenées au Brésil sur les navires négriers. Beaucoup de ces femmes, employées à la Casa Grande11 dans des activités domestiques ou encore des escravas de ganho12 qui vendaient de la nourriture dans la rue ont également intégré le secteur informel, notamment comme vendeuses ambulantes de nourriture dans la rue. Elles élevaient fréquemment seules leurs enfants. L’homme ? L’homme pauvre a toujours été amené à migrer, à se déplacer en fonction des différents cycles (sucre, café, cacao, caoutchouc, pierres précieuses, or) et du travail qu’il était capable d’accomplir. Le nordestin continue de quitter sa terre pour aller chercher une vie meilleure ailleurs. Cet homme, que l’on dit « absent, qui n’assume rien », « n’est ni père ni mari »... « ne vaut rien »... « ne s’engage pas »... a d’abord été rejeté par la société car il n’est pas prêt, n’est pas formé pour intégrer le marché formel du travail. La concurrence y est de plus en plus difficile pour des hommes qui n’ont souvent pas terminé le cycle de l’école primaire. Ces hommes pauvres, sans formation professionnelle, violents, n’assument souvent pas l’enfant qui va naître parce qu’ils sont trop jeunes, parce qu’ils sont trop pauvres, parce qu’ils ne savent pas ce qu’il faut faire, parce que cet enfant, ils ne l’ont souvent pas désiré. Historiquement donc, les femmes pauvres ont toujours eu des enfants très jeunes, qu’elles ont élevés seules, ou avec leur propre mère. Ce phénomène serait à rattacher selon divers auteurs à la propre structure coloniale. Aussi, dans quelle mesure peut-on affirmer aujourd’hui que la famille est en « pleine destructuration », que les liens familiaux ne sont plus respectés alors qu’elle demeure au centre des attentions. Elle n’est pas une mais multiple, à multi-facettes13 et présente des organisations diverses. L’infrastructure, l’habitat, le travail, l’aspect matériel en général ne font pas partie des préoccupations des garçons. Nous avons constaté également que lorsqu’ils sont enfants, il jouissent de beaucoup de liberté : ils ne sont pas contraints de participer aux activités domestiques, ils passent la journée dehors, n’ont pas d’horaires. Par contre, les filles aident leur mère aux tâches domestiques, s’occupent des frères et sœurs plus jeunes. Elles se transforment souvent en « deuxième mère ». Lorsqu’ils grandissent, les règles changent : la société demande au garçon de subvenir aux besoins de sa famille et la jeune femme estime qu’elle a accompli ses obligations en devenant 9 10 11 12 13 op. cit. p. 45 op. cit. p. 17 Maison des maîtres esclave de « gain », c’est à dire qu’elles ramenaient à leur maître l’argent de la vente de ces douceurs. Enquête présentée lors du « Projeto aprendiz le 30 mai 1999, sous le titre La famille brésilienne des années 90 qui affirme que la famille se situe en première place des préoccupations des brésiliens pour 61% d’entre eux. 8
mère. A partir de la grossesse, l’homme doit assumer la femme et l’enfant, comme s’il s’agissait d’une contrepartie. Il existe donc une demande de la part de la jeune femme : « je t’ai donné un enfant, tu nous prends en charge ». Le garçon n’accepte plus de prendre en charge femme et enfant uniquement parce qu’il est le géniteur. Cet argument est selon lui inacceptable : « vivre à deux, c’est un échange alors que propose la compagne en échange ? Elle étudie, elle travaille ? ». Les adolescents d’aujourd’hui demandent aux filles une attitude plus active, plus dynamique... Attitude pour laquelle elles ne sont pas préparées : la passivité, l’attente, la dépendance sont des éléments importants de leur quotidien. Ce comportement dépend certainement de leur auto- estime très basse. Elles croient à la force de la sexualité et au pouvoir de procréation. Elles ne rêvent pas, ne se projettent pas dans un autre futur possible. Le rêve à réaliser, l’objectif à atteindre est d’avoir un enfant, celui-ci devient leur projet de vie. Alors que les garçons considèrent que leur compagne doit participer aux dépenses du foyer, ils ne parlent pas du partage des tâches domestiques. Ils considèrent toujours (de mêmes que les adolescentes) que l’attention des enfants revient à la mère. Une autre grande contradiction réside dans le fait de ne pas souhaiter être père à l’adolescence mais d’avoir une vie sexuelle active, ne se prévenant ni d’une grossesse, ni de maladies sexuellement transmissibles, ni du sida. Ils considèrent que cette responsabilité revient à la partenaire, c’est elle qui doit prévoir. L’adolescent se met dans la position de quelqu’un qui ne va subir aucune conséquence d’une relation sexuelle non protégée : « elle peut être enceinte mais c’est son problème à elle ». Dans leur imaginaire, il existe encore les notions de fille « bien » et de fille « facile ». Conclusion : quelle rencontre ? Le plus intéressant dans cette recherche auprès des filles et des garçons de cette communauté a été de constater que chacun attend de l’autre quelque chose pour laquelle il n’a pas été préparé. Les filles recherchent un homme qui les prennent en charge, aussi leur compagnon est généralement un jeune adulte. Les garçons ne veulent pas être pères, « pas maintenant » disent- ils mais ils n’assument pas la contraception, estimant que cette responsabilité revient à leur partenaire. Où le dialogue s’est-il rompu ? Ces relations de genre sont très dures, les jeunes ne s’écoutent pas. Encore une fois, il faut reprendre le dialogue, parler de ses espoirs, de ses projets, de ses rêves. Encore une fois, il faut reconstruire les relations, analyser les rôles sexuels et sociaux de chacun. Les interrelations se modifient rapidement et il faut travailler au quotidien les notions d’auto-connaissance et de respect de soi et de l’autre. Au début du 21ème siècle, la grossesse à l’adolescence doit être située dans le cadre de la reproduction sociale d’un groupe donné, correspondant à la normalité, dans tous les cas à des codes, des normes auxquels obéissaient déjà leurs mères, leurs grands-mères, leurs arrière- grands-mères... L’adolescent(e) qui a un projet de vie, qui rêve, qui a des activités et des loisirs tels que la musique, la danse, les voyages, les études....n’envisage pas d’avoir un enfant à 13, 14 ou 15 ans. Il pense tout d’abord à réaliser ses idéaux, ses rêves d’enfant puis d’adolescent pour ensuite les partager avec un compagnon ou une compagne et se sentir prêt à construire tout d’abord un couple puis une famille. 9
BIBLIOGRAPHIE Bettahar Y. Le Gall D. (sous la direction de) La pluriparentalité, PUF, Paris, 2001 Bourdieu P. La domination masculine, Ed. Seuil, Paris, 1998 Delumeau J. Roche D. (sous la direstion de) Histoire des pères et de la paternité, Larousse, Paris, 2ème éd. 2000 Dias M. O. L. da S. Quotidiano e poder em Sao Paulo no sec. 19., Ed. Brasiliense, Sao Paulo, 1984 Durand V. « Gravidez adolescente : novidade ou reproduçao social « ? (Grossesse à l’adolescence : nouveauté ou reproduction sociale ?), séminaire « Genre, représentation et éthique dans le cadre de la santé reproductive », nov. 1998, Département des Sciences sociales, UFPE, Recife Durand V « Eu tinha que me apegar a alguma coisa » (Il fallait bien que je m’accroche à quelque chose), 9ème rencontre des Sciences Sociales Nord Nord-Est , Université Fédérale du Rio Grande do Norte, août 1999 Matta, R. da O que faz o Brasil, Brasil ? Ed. Rocco, Rio de Janeiro, 1989 Le Breton D., Passions du risque, Editions Matailié, Paris, 2000 Lewis O. Os filhos de Sanchez, Morais editores, Col. Mundo imediato, Lisboa, 1979 Saffiotti H. A mulher na sociedade de classe : mito e realidade, Ed. Livraria Quatro Artes, Sao Paulo, 1969 Sarti C. A. A familia como espelho : um estudo sobre a moral dos pobres, Ed. Autores Associados, Sao Paulo, 1999 Welzer-Lang D. (sous la direction de) Nouvelles approches des hommes et du masculin, Presses Universitaires du Mirail, Coll. Féminin et Masculin, Toulouse, 2000 Woortmann K. A familia das mulheres, Tempo Universitario/CNPq, Rio de Janeiro, 1987 10
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